Comme chaque année le 31 mars, nous célébrons à travers le monde la Visibilité trans. Il nous tient à cœur de rappeler de quelle visibilité on parle concrètement, et quelle est son importance.
Évidemment, il ne s’agit jamais d’un appel à se rendre, individuellement, visible. De nombreuses personnes trans seraient en danger si leur transitude était connue et rendue publique. Cela pourrait les exposer notamment à du rejet, de la discrimination, des violences… Être visible en tant que personne trans, c’est pour certain-e-s un acte militant, mais également parfois un privilège que nous ne pouvons pas toustes nous offrir, car cela a un coût.
La visibilité dont on parle aujourd’hui, que l’on veut célébrer et encourager, est double : celle de la transitude elle-même et celle qui constitue à visibiliser la population trans sans pour autant la réduire au fait d’être trans. Dire que la transitude existe est une chose, mais cela ne suffit pas. Visibiliser la transitude, c’est nous prendre en compte dans les études statistiques, les enquêtes de santé, les rapports épidémiologiques.
C’est prendre en compte nos réalités aussi bien physiologiques (dans les programmes scolaires, les études de médecine, la santé sexuelle et reproductive, la santé tout court…), que sociales (en prenant en compte nos trajectoires, nos modes de parentalité, notre légitimité au sein des mouvements féministes,…), mais aussi historiques (en nous réhabilitant dans l’Histoire, notamment celle des mouvements LGBTI+ mais pas seulement) et politiques (par exemple en ne nous excluant pas des projets de loi qui nous concernent… coucou la PMA !).
La visibilité que l’on célèbre, c’est celle qui aboutirait à ne plus faire de nous des notes de bas de page, des astérisques ou des « cas particuliers ». Car oui : tout évoquer sous un prisme cis-centré en ajoutant un petit « PS : ya aussi des personnes trans qui existent donc tout ce qu’on vient de dire devrait être invalidé mais on va dire que non », ça ne suffit pas. Cela contribue à nous invisibiliser, à invisibiliser nos réalités, nos expériences, nos corps, nos existences. Cela nous marginalise et sous-estime les conséquences de cette invisibilisation.
Alors oui, on veut pouvoir être visibles. C’est un impératif pour lutter contre les discriminations mais aussi contre l’isolement et la marginalisation. Être visible en tant que groupe social, c’est également pouvoir se reconnaître dans des représentations, c’est avoir des figures d’identification, ce qui passe par les médias, l’art, les célébrités.
On pourrait nous dire : quand même, ça a beaucoup avancé ! Il y a un nouveau documentaire sur les personnes trans chaque année (si ce n’est plus). On voit des personnes trans dans toujours plus de films et séries.
Oui, mais.
La visibilité ok, mais pas à n’importe quel prix. Car être visible, ce n’est pas juste « être là ». La visibilité ne met pas juste en jeu la personne visible mais aussi le regard porté sur elle, la façon dont on décide de la rendre visible. Or ce regard, à l’heure actuelle, est quasi exclusivement celui de personnes cisgenres.
Les documentaristes, reporters, journalistes, scénaristes, réalisateurices sont à de rares exceptions près, cisgenres. Iels portent un regard de personnes cisgenres, empli de leurs représentations, croyances, fantasmes, projections, interprétations, idées reçues et préjugés. Et de leur ignorance.
Alors oui, ces documentaires, séries, films etc peuvent parfois permettre à certaines personnes de se reconnaître, de réaliser qu’elles sont trans, d’en parler, de sensibiliser leur entourage. Mais cela n’est pas sans conséquences : si on regarde un documentaire qui parle de nous en utilisant systématiquement des formulations telles que « elle se sent femme », « il se sent homme », « iel se sent non-binaire », comment ne pas entendre que nos genres ne sont pas aussi valides que ceux des personnes cisgenres (qui, elles, ne se sentent pas de tel ou tel genre, elles sont) ? Lorsque tout tourne autour de la notion de souffrance, de détresse, de difficultés, comment développer son estime de soi, sa confiance en soi et en l’avenir, comment nous envisager comme acteurices de nos vies plutôt que comme victimes malheureuses et nécessitant qu’autrui « nous prenne en charge » et décide à notre place ce qui est bon pour nous ?
Nous voulons une visibilité, mais pas n’importe laquelle. Nous ne nous contenterons pas de la pitié ou de la condescendance. Nous ne nous contenterons pas du mépris ou de la pornographie émotionnelle. Nous ne nous contenterons pas du misérabilisme ou de l’enfer pavé de bonnes intentions.
Nous voulons être respecté-e-s, que notre parole soit considérée et reconnue comme une parole d’expert-e-s car nous sommes seul-e-s aptes à définir nos besoins et ce qui est bon pour nous-mêmes. Nous voulons que notre parole soit portée dans toutes ses dimensions, y compris et surtout dans sa dimension politique (en ce qu’elle parle de la société, de violences systémiques) et non plus réduite au simple témoignage individuel.
Nous n’avons pas besoin de psychiatres pour expliquer ce que veut dire être trans, nous le savons mieux qu’iels et nous savons l’expliquer.
Nous n’avons pas besoin de sociologues cisgenres pour expliquer la transphobie, nous le savons mieux qu’iels, et nous savons l’expliquer (et d’ailleurs il y a aussi des sociologues et autres universitaires trans, ça pourrait être pas mal par commencer à leur donner du boulot plutôt que les mettre au placard).
La parole des personnes cisgenres sur les enjeux qui nous concernent n’est pas “neutre” : elle est située. La neutralité est une illusion. Sous ce terme, revendiqué par les personnes non-concernées par un sujet qu'elles ”étudient" pour asseoir leur légitimité et qualifier leur posture de prétendument “objective”, se cache simplement la subjectivité dominante établie comme “norme”.
Par ailleurs, il est si peu fréquent de voir des personnes trans à des postes de « pouvoir » que leur nomination fait souvent grand bruit. Comme lorsqu’une femme est présidente ou vice-présidente, et encore plus si elle est racisée, preuve en est que l’on est encore loin d’une banalisation des minorités dans le paysage médiatique et politique.
Nous voudrions donc citer quelques personnes trans ayant accédé à des postes influents ou qui sont reconnues pour leurs réalisations. Elles ne sont évidemment que le sommet de l’iceberg, et les milliards d’autres personnes trans valent tout autant. Ces exemples sont toutefois le signe que, doucement – mais espérons-le sûrement – les choses avancent, la société allant généralement plus vite que les institutions…
Il y a encore quelques années, il aurait été en effet impensable de voir des personnes ouvertement transgenres à des postes de Maire (Marie CAU, à Tilloy-lez-Marchiennes, France), de Vice-Première Ministre (Petra DE SUTTER, Belgique), Ministre adjointe à la Santé (Rachel LEVINE, USA), Sénatrice (Sarah McBRIDE, USA), Élue à la chambre des représentant-e-s (Stéphanie BYERS, également native américaine, USA), etc.
Il devient également moins rare de pouvoir s’identifier à des personnalités publiques, plus ou moins connues, qui se sentent davantage libres d’affirmer leur genre. Iels sont acteurices (Sara RAMIREZ (Grey’s Anatomy), Elliot PAGE,...), sportifves (Charlie MARTIN, pilote, en phase de devenir la première femme trans à concourir aux 24h du Mans,...), animateurices et youtubeureuses (Tiphaine BÜLHER, animatrice radio de l‘émission Overgame sur Cause Commune ; Jamie, Youtubeur et chercheur en sociologie, Alistair HOUDAYER, Youtubeur et activiste,…) ou créateurices de projets innovants (Agate BERIOT, créatrice de Funkwhale).
Cela aussi permet à des personnes, notamment isolées, de se sentir moins seules, de se sentir représentées, mais également de trouver la force de s’affirmer, de se sentir légitimes. Et nous aspirons également à ce que la visibilité ne soit pas une manière de nous réduire au fait d’être trans.
La visibilité, c’est aussi et surtout : rien sur nous sans nous.
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